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Entretien avec Pierre-Jean Luizard – Le régime de Damas a-t-il gagné en Syrie ?

Par Claire Pilidjian, Pierre-Jean Luizard
Publié le 18/03/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Pierre-Jean Luizard

Pouvez-vous revenir sur les prises territoriales de l’État islamique à partir de 2014 ?

En l’espace de quelques mois, en 2014, un nouveau venu sur la scène politique irakienne et syrienne s’est emparé de pans entiers du territoire des deux pays : Falloudjah, qui avait été le siège de batailles féroces contre les Américains en 2003 et 2004, à 80 km à l’ouest de Bagdad en Irak, tomba en janvier 2014. Un mois avant, en décembre 2013, Raqqa, en Syrie, était arrachée par Daech aux autres groupes djihadistes et rebelles syriens. Puis, en juin 2014, c’est un tiers du territoire irakien qui fut conquis par les combattants djihadistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant, avec la métropole arabe sunnite de Mossoul, sans pratiquement même tirer un seul coup de feu. Suivront la vallée de l’Euphrate côté syrien, Raqqa devenant la capitale administrative de l’Etat islamique, toute la Djézireh jusqu’à la frontière avec la Turquie au nord, ainsi que les déserts jouxtant l’Arabie saoudite et la Jordanie.

La frontière syro-libanaise elle-même ne fut pas épargnée avec des poches importantes de djihadistes dans les montagnes de l’Anti-Liban et dans l’oasis entourant Damas, la Ghouta. Les Monts Sindjar, à cheval sur la frontière entre l’Irak et la Syrie, avec une population kurdophone de religion yézidie, passèrent sous le contrôle de Daech, ouvrant la voie à des massacres de grande ampleur contre cette communauté, accusée d’être hérétique par les musulmans salafistes. Au moment de la plus grande extension de son territoire, au printemps 2015, l’Etat islamique contrôlait ainsi plus du tiers de l’Irak, faisant de Mossoul sa capitale religieuse, et se trouvait aux portes de Bagdad et des villes saintes chiites ; en Syrie, tout le centre et l’est du pays étaient tombés. L’Etat islamique était maître de la majeure partie de la vallée de l’Euphrate, de la Djézireh, des déserts, avec des poches importantes à l’ouest. Le 15 mai 2015, la cité antique de Palmyre tombait à son tour aux mains de l’Etat islamique.

Ce dernier fut arrêté par deux acteurs qui lui interdirent l’accès à la Syrie dite « utile » (avec son pétrole, ses barrages et ses vastes champs de blé, la Djézireh n’est cependant plus si « inutile »), celle des grandes villes comme Alep, Homs, Hama, sans parler de Damas : Al-Qaïda, avec le Front al-Nosra, s’imposa dans ces provinces de l’ouest syrien, alors que le régime de Bachar al-Assad se repliait désespérément sur la capitale Damas, entourée par la Ghouta souvent aux mains des insurgés, et sur le pays alaouite.

La prise de tous ces territoires permit à Daech de mettre en scène, en juin 2014, « l’effacement de la frontière Sykes-Picot » entre Irak et Syrie, symbole de la trahison des promesses des Alliés aux Arabes au moment de la Première Guerre mondiale et du dépeçage de l’Empire ottoman auquel appartenaient ces provinces arabes. Elle lui octroyait aussi d’immenses richesses en hydrocarbures dont il fera grand usage.

En août 2014, une vaste coalition anti-Daech de 22 pays menés par les Etats-Unis et les pays occidentaux se mettait en place. Concernant d’abord l’Irak, elle va rapidement étendre son champ d’action à la Syrie voisine.

Quels territoires ont été repris par les armées de Bachar al-Assad ?

Alors qu’on commémore la huitième année du Printemps arabe syrien, dont la dégénérescence confessionnelle a détruit le pays, la plupart des analystes soulignent la résilience du régime de Bachar al-Assad et sa capacité à retrouver le contrôle de la majorité du territoire syrien. En effet, le régime de Damas s’est d’abord concentré sur la défense de Damas, malgré une Ghouta environnante insurgée, et sur celle des axes reliant les grandes villes syriennes, notamment Damas à Alep en passant par Homs et Hama. Tour à tour Homs et Hama ont été reprises et la bataille d’Alep, qui dura de 2012 à 2016, a permis aux forces du régime de garder le contrôle des quartiers ouest de la ville avant d’en reprendre les quartiers est. Après la reconquête de la Ghouta orientale (2016-2018) et des poches djihadistes le long de la frontière libanaise, on peut dire que le régime de Damas a retrouvé le contrôle d’une majeure partie de la Syrie « utile ». Seule subsiste la province d’Idlib, au sud-ouest d’Alep, contrôlée par le Front de la conquête de la Syrie (ex-Jabhat al-Nosra liée à Al-Qaïda), une exception permise grâce à la rivalité entre Ankara et Moscou quant à son avenir.

Il faut ajouter que l’Etat islamique n’a été concerné que très marginalement par cette reconquête du régime qui s’est faite essentiellement contre les djihadistes proches d’Al-Qaïda et les rebelles (Armée syrienne libre et les groupes salafistes, non djihadistes notamment).

Ce n’est pas le régime de Damas qui a ainsi vaincu sur le terrain l’Etat islamique, mais un acteur réputé négligeable : les Forces démocratiques syriennes (FDS), un paravent pour les Unités de Protection du peuple (YPG), pendant syrien des milices du PKK kurde de Turquie. Il faut rappeler que les Kurdes représentent moins de 10 % de la population syrienne totale, très majoritairement arabe sunnite. Le terrain d’affrontement entre l’Etat islamique et les FDS a été le centre et l’est de la Syrie : vallée de l’Euphrate, Djézireh et déserts. Illustration de la coupure culturelle entre la Syrie de l’ouest, levantine, et la Syrie de l’Euphrate, plutôt bédouine, cette guerre a aussi manifesté la rivalité ancestrale entre les tribus arabes nomades ou semi-nomades et les paysans kurdes dans la Djézireh. Ainsi, Raqqa a été tour à tour à majorité arabe sunnite, puis kurde, et à niveau arabe.

Le siège par l’Etat islamique de la ville kurde de Kobané (2014-2015), à la frontière turque, a marqué le début de l’affrontement entre Daech et les FDS. Comment expliquer que les FDS, créées en octobre 2015, aient pu briser le siège de Kobané et se lancer à la conquête de vastes territoires à grande majorité arabe ? C’est que les FDS ont été choisies par Washington, au grand dam d’Ankara, comme la force d’élite qui allait occuper le terrain après un déluge de bombardements sur les principales villes tenues par l’Etat islamique. Ainsi, Raqqa a été littéralement rasée, à l’image de plusieurs villes de l’Euphrate et de la Djézireh. Sans volonté de distinguer la population civile et les combattants de l’Etat islamique (mais était-ce possible ?), la coalition dirigée par les Etats-Unis contre Daech en Syrie a transformé les villes et villages de la région contrôlés par l’Etat islamique en champs de ruines. C’est dans ce contexte que les FDS ont pu s’avancer aussi loin de leurs fiefs kurdes, notamment vers Baghouz, ultime réduit de l’EI à la frontière syro-irakienne. Des deux côtés de la frontière s’alignent désormais les camps de réfugiés animés par un seul désir : survivre et prévoir la vengeance et le prix du sang.

Dans quelle mesure les présences militaires russe et iranienne ont-elles contribué à ces reprises ?

Mais, revenons à la Syrie « utile ». Le retour du régime de Damas dans ces régions ne doit pas faire illusion. Il n’a été rendu possible que par l’entrée en action d’une autre coalition internationale : à partir de septembre 2015, l’alliance implicite de la Russie avec la République islamique d’Iran afin de rétablir un régime qui aurait dû tomber si les Syriens avaient pu conserver une part de leur souveraineté. Si les Kurdes des FDS ont servi sur le terrain la guerre des Américains, les milices chiites, notamment le Hezbollah libanais, ont rempli un rôle similaire au service combiné de Moscou et de Téhéran. Les forces restantes de l’armée du régime n’auraient jamais pu reprendre le terrain perdu sans l’apport essentiel des milices chiites (le rôle du Hezbollah libanais fur crucial à cet égard) et, surtout, sans les bombardements russes, qui demeureront dans l’histoire du Moyen-Orient comme l’offensive la plus féroce jamais endurée. Il suffit de voir l’aspect actuel de la partie orientale d’Alep, réduite à néant, pour s’en persuader. Alep et Mossoul symboliseront longtemps aux yeux des Arabes sunnites une guerre aveugle et sans merci où les victimes se chiffrent en dizaines de milliers. De l’aveu même de Hoshiyar Zebari, alors ministre irakien des Affaires étrangères, les bombardements sur Mossoul et les combats auront fait plus de 40 000 victimes parmi la population civile de la grande ville du nord de l’Irak.

Pouvez-vous revenir sur la déclaration de Donald Trump au sujet du retrait des troupes américaines en Syrie ? Quels types de forces américaines étaient engagés sur le terrain ?

C’est dans ce contexte triomphaliste que le président Donald Trump a annoncé le retrait des forces américaines engagées en Syrie, faisant de l’Irak le pilier de la reconstruction de la région. Cette décision, qui prit tous les acteurs de court, répondait à des enjeux de politique intérieure américaine, Trump ayant déjà annoncé que les Etats-Unis ne voulaient plus être les « gendarmes du monde ». Du coup, qu’allait-il en être de l’avenir des FDS et des Kurdes de Syrie ? Allaient-ils être une fois de plus trahis par des Occidentaux aux promesses fallacieuses ?

Les forces américaines au sol en Syrie sont quelques centaines d’hommes seulement. Mais ils sont indispensables pour l’encadrement des FDS qui, sans appui occidental, ne seraient plus qu’une milice marginale parmi d’autres. Le départ des Américains sonnerait d’ailleurs celui des autres pays occidentaux engagés auprès des FDS.

Où en est-on aujourd’hui des dernières actions militaires pour reprendre le territoire ?

On présente volontiers Baghouz comme l’ultime poche de l’Etat islamique en Syrie. L’Etat islamique a anticipé depuis longtemps la perte de l’assise territoriale de son califat auto-proclamé. On peut penser que le cours des événements a été soigneusement préparé par Daech. C’est le piège Daech dans lequel les Occidentaux sont tombés : le sang versé permet à l’Etat islamique de se présenter comme le glaive de la vengeance pour les morts dus aux bombardements américains et russes et aux exactions des armées irakienne et syrienne, des milices chiites, sans oublier l’utilisation répétée de l’arme chimique par les troupes de Bachar al-Assad.

Qui va gérer les territoires reconquis sur Daech ? Les Kurdes des FDS, le régime de Damas, des tribus locales ? Aucune option ne semble viable sur le long terme.

Qu’advient-il de la question kurde dans cette configuration de reprise territoriale ?

La question kurde de Syrie a été mise au grand jour par la guerre. Comment faire pour que les Kurdes ne soient pas les laissés-pour-compte d’un combat multiforme où ils ont peu de poids ? Les FDS tentent bien de monnayer politiquement leurs prisonniers djihadistes auprès des Occidentaux… Les YPG ne réclament pas un Etat kurde à l’image de leurs frères irakiens, mais un fédéralisme et une décentralisation de l’Etat. On voit mal un régime tel que celui de Bachar al-Assad accéder à une telle demande, lui dont le père, Hâfez, avait accéléré la campagne d’arabisation de la Djézireh dans les années 1970 et avait refusé de rétablir dans leur nationalité syrienne les 150 000 Kurdes qui en avaient été dépossédés en 1962.

La reprise des territoires conquis par l’Etat islamique annonce-t-elle la victoire du régime syrien ? Annonce-t-elle, aussi, le retour des réfugiés syriens ?

Le fait majeur de la guerre en Syrie est la perte de toute souveraineté de l’Etat et de la société de ce pays, désormais soumis aux intérêts contradictoires de voisins et de parrains internationaux. Un consensus a temporairement existé entre tous les acteurs pour permettre le maintien du régime en place. Mais quid de l’avenir alors que chacun va désormais faire valoir ses intérêts ? Quel avenir peut avoir un régime qui a mené une telle guerre contre sa société ? Peut-on voir les FDS céder leur place à l’armée syrienne à Raqqa ? Le régime de Bachar al-Assad peut-il avoir une utilité pour une transition ?

Le consensus, implicite, pour le maintien du régime syrien en place ne fera pas illusion longtemps. Ce n’est pas l’Etat islamique qui est la cause du chaos en Syrie mais la faillite de l’Etat syrien, au-delà même du régime. Le problème est que la société syrienne, qui avait manifesté avec une remarquable unité au début du Printemps arabe, est aujourd’hui totalement morcelée, travaillée par la peur et la haine, et donc incapable d’offrir l’alternative et la solution qu’elle est pourtant la seule à pouvoir garantir. Tout ce que cherchait Daech… La guerre a été menée sans solution politique ce qui ouvre un espace inespéré au vaincu, l’Etat islamique ou à son successeur. Il n’y aura pas de retour à l’avant-Printemps arabe en Syrie ni de rétablissement pacifique d’une forme de stabilité à l’ombre du régime actuel. Quant au pays voisin, l’Irak, il partage avec le Liban les tares du confessionnalisme politique : carence généralisée de l’Etat, corruption érigée en système et système milicien. Pas de quoi venir en aide à son voisin… Ni d’encourager les millions de Syriens exilés à rentrer dans leur pays…

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Publié le 18/03/2019


Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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